Présentation

. Présentation par Jean-Louis Roux .

L’harmonie du chaos

Depuis Hubert Robert (1733-1808), surnommé joliment « Robert des ruines » par ses contemporains, les édifices ruinés constituent un thème récurrent de la peinture occidentale. Ces représentations de ruines, suivant les époques, visent à exprimer la splendeur intemporelle de l’Antiquité ou, à l’inverse, l’inéluctable décadence de toutes les civilisations. Certains artistes n’y voyaient qu’un prétexte à peindre des paysages quand le paysagisme n’était pas encore un genre pictural en soi, tandis que d’autres, à partir de la période romantique principalement, y trouvèrent le motif idéal pour exprimer leur mal de vivre et leur mélancolie. Et depuis que la modernité, prônée par Rimbaud et érigée en modèle par la plupart des artistes du XXe siècle, n’est plus tout à fait de mise, l’esthétique de la ruine a changé sensiblement de terrain. Comment mieux exprimer l’échec de la révolution industrielle, qu’en donnant à voir les friches qu’elle a engendrées ? La friche industrielle est une ruine à sa façon — sans élégance, penseront peut-être certains, mais c’est admettre alors que l’élégance ne fut pas la vertu cardinale du siècle dernier. Par quoi j’en viens à Igor Bodoira…

Igor Bodoira n’est pas fondamentalement un artiste protestataire. Mais il est un artiste de son temps : un artiste qui considère son temps avec les yeux de sa génération. Et cette génération-là, ma foi, n’est guère enthousiaste au spectacle de ce que les générations qui l’ont précédée s’apprêtent à lui léguer comme héritage. Plutôt qu’à la noble ruine d’antan, Igor Bodoira s’attache donc à la morne ruine d’aujourd’hui : la ruine du terrain vague. Ce qui intéresse Igor Bodoira, c’est le vague du terrain, l’« en-friche » de la friche. Il enchérit sur la ruine. Il emprunte la voie du désordre jusqu’à la transmuer en un ordre supérieur. « Transmuer » est bien, du reste, le mot qui convient, tant le travail d’Igor Bodoira relève, toute chose étant égale par ailleurs, d’une sorte d’alchimie.

C’est dans le Grésivaudan (Lancey et Goncelin), mais plus étonnamment en Haute-Savoie aussi (Évian et Thonon), que l’artiste trouve les friches qui l’inspireront. Il les photographie, puis reporte par transfert les clichés agrandis sur des papiers préalablement préparés (ajointés, cousus, froissés, etc.). Après quoi, tout un processus de transformation de l’image est effectué, notamment par l’usage de la peinture, mais pas uniquement : déchirures, collages, macules, taches, giclures, trainées, pochoirs… et même empreintes de culs de bouteille. Au grand chaos de la friche, Igor Bodoira adjoint son propre petit chaos. Mais ce chaos subsidiaire accompagne (en harmonie, pourrait-on paradoxalement préciser) l’ambiance du site photographié. Des motifs de vieux papiers peints ajoutent leur désuétude « fatiguée » à l’atmosphère d’abandon, voire de saccage, des friches industrielles, tandis que l’aspect charbonneux de la photographie transférée (souvent de travers, d’ailleurs, pour ajouter au déséquilibre et au dérangement) accentue la sensation de mystère ou de malaise diffus. Ce noir est celui de la mémoire, c’est-à-dire de l’oubli.

Cependant, les usines sont souvent des édifices marqués par une orthogonalité démesurée. Du coup, cette géométrie à la rigueur très graphique empêche l’œuvre, en dépit de la confusion qui l’inspire, de tomber dans l’illisibilité. Toute l’image, alors, trouve sa force dans cette tension qui l’anime : entre la droiture des murs et leurs souillures, entre l’ordonnance utilitaire qui a présidé à leur érection et la négligence coupable qui a suivi leur désertion.

Jean-Louis Roux